Monsieur ou Madame Duchêne

Le mois dernier, j’ai accompagné mon compagnon botaniste en Vanoise, où il effectuait des transects floristiques dans le cadre de l’élaboration d’une méthode d’évaluation de l’état de conservation des pelouses d’altitude. Pendant quelques semaines, je l’ai aidé à réaliser ses relevés, et j’ai pu découvrir une partie de l’entomofaune (et de la chenillofaune!) des Alpes que j’ignorais jusqu’alors, dont j’ai un peu parlé ici.

Mais surtout, j’ai eu l’occasion de tomber sur un Lasiocampidé que je recherchais particulièrement : le Bombyx du chêne (Lasiocampa quercus). Il vous semblera peut-être curieux que je recherche particulièrement cette espèce-là, sans doute la plus commune de sa famille et présente un peu partout… Et bien pourtant si, car il faut dire que cette année, je n’ai pas eu de chance avec ce Bombyx !

C’est une espèce que j’avais déjà élevée par le passé (en 2017), et dont j’avais conservé un épineux souvenir (la manipulation de son cocon m’avait laissé quelques poils urticants dans les doigts). Cette année, je voulais renouveler l’expérience, d’une part parce que je n’avais pas pris le soin de photographier la chenille, et d’autre part parce que je souhaitais réaliser l’expérience que l’entomologiste Jean-Henri Fabre décrivait dans ses Souvenirs entomologiques. 1

Au printemps de cette année, j’étais tombée sur une grosse chenille poilue et orangée, que je pris pour un Bombyx du chêne, ignorant à ce moment qu’il existait une espèce proche.

Lasiocampa trifolii (1)Avouez que le doute est permis !

Contente de ma trouvaille, je l’avais ramenée chez moi et élevée dans une grande serre. J’avais vite remarqué qu’elle appréciait beaucoup les feuilles de trèfle, sans y accorder plus d’importance. Au cours des semaines suivantes, j’étais tombée sur d’autres chenilles de Bombyx du chêne (des vraies, cette fois), que je n’avais pas pris la peine de prélever, puisque je pensais en avoir déjà une. Ce n’est que quelques jours plus tard que j’ai découvert que mon Bombyx « du chêne » était en réalité « du trèfle », ce qui expliquait son appétit pour les Fabacées…

Et depuis ce jour là, je n’avais pas réussi à mettre la main sur la moindre chenille de Bombyx du chêne vivante. Chaque fois que j’en trouvais une, que je reconnaissais ses couleurs et sa forme, je devais essuyer la déception d’être face à un cadavre. Un jour, c’était une belle chenille pendouillant sur une branche ; le lendemain, je retrouvais un individu tout mâchouillé et vidé de son contenu sur une feuille ; et la semaine suivante, c’était un Bombyx tout desséché qui m’attendait au détour d’un chemin…

J’avais donc abandonné l’idée de trouver cette espèce en 2018, jusqu’au 23 juillet. En montant un chemin de randonnée en pierre très fréquenté, mon compagnon m’a désigné du doigt une chenille posée sur une pierre, immobile. C’était Monsieur – ou Madame – Duchêne.

Lasiocampa quercus (5)

Satisfaite de cette trouvaille tardive, je l’ai ramassée pour en faire quelques photos pour le site, puis j’ai décidé de la garder. J’ai vite remarqué qu’elle n’était pas tout à fait dans son assiette : peu active, sa dernière paire de fausses-pattes était comme paralysée, et elle refusait de manger. Durant une semaine, j’ai tenté de lui présenter plusieurs plantes : rien à faire, elle ne voulait rien avaler, ce qui se confirmait par l’absence de crottes dans sa boite. Je l’ai alors pensée parasitée, ce qui aurait expliqué son état général.

Et puis un matin, 7 jours exactement après l’avoir ramassée, j’ai retrouvé des fragments de peau dans sa boite. Elle était en train de muer, mais les choses ne se passaient pas comme d’habitude : à divers endroits de son corps, son ancienne peau ne s’était pas décollée, et elle peinait à s’en débarrasser. J’ai retiré les morceaux qui restaient, et lui ai proposé quelques feuilles de myrtille fraîches, qu’elle s’est mise à manger.

Lasiocampa quercus (6).png

Nous sommes aujourd’hui le 22 août, un mois presque jour pour jour après sa découverte. Monsieur ou Madame Duchêne n’a pas grandi depuis sa dernière mue, et ne semble pas se précipiter pour passer à l’étape supérieure. Elle mange une feuille de rosier par jour, et ne bouge presque pas.

Quoi qu’il en soit, je surveille son évolution de près, et je ne manquerai pas de vous raconter l’issue de cet élevage ici, lorsque Monsieur ou Madame se décidera à faire sa nymphose… Si il ou elle se décide un jour !


Suite et fin tragique

Hélas, Monsieur ou Madame Duchêne n’est plus : je l’ai retrouvé mort un matin. Il faudra attendre l’année prochaine pour pouvoir tenter à nouveau de l’élever…


2019 : la malédiction continue 

Fin 2018, je suis tombée sur une jeune chenille de Bombyx du chêne sur des feuilles de lierre. Mais je n’avais rien sur moi pour la ramener à la maison, et je craignais de ne pas trouver de quoi la nourrir durant l’hiver… Je l’ai donc laissée sur place.

Puis au début du printemps 2019, lors d’une sortie étudiante encadrée par des professeurs, j’ai trouvé à nouveau une chenille de Bombyx du chêne sur un tronc d’arbre. Malheureusement, je n’avais toujours rien sur moi pour la prendre, et j’ai dû la laisser sur place (mais j’ai quand même pris le temps de la prendre en photo !)

2

Enfin, lors d’une balade au mois de mai, une amie m’a montré du doigt une chenille qu’elle venait de trouver : « tu la connais, celle-là ? ». Ouiii, c’est lui, c’est mon Bombyx du chêne ! Et cette fois, j’avais tout prévu : j’ai sorti de mon sac ma boîte à chenilles, et j’ai récolté l’individu.

1Pas besoin de loupe pour identifier cette espèce ; en revanche, l’objet est utile pour apprécier la beauté des motifs latéraux de la chenille !

J’ai ramené ma chenille à la maison, toute contente, et l’ai gardée dans sa boîte pour la nuit le temps de lui aménager un espace adéquat. Le lendemain matin, catastrophe… Une myriade de petites larves, qui avaient pris secrètement possession de son corps, grouillaient tout autour d’elle. Ma « pauvre » chenille était parasitée, et condamnée avant même que nos chemins se croisent.

Copie de Copie de Paysage 5(2)Adieu chenille 😥

Je n’ai pas retrouvé cette chenille depuis.


2020 : Rien à l’horizon

Décidément, je n’ai pas de chance avec cette espèce. J’ai croisé tout un tas de jolies chenilles de Lasiocampidés cette année : des poignées de Livrées des arbres, de magnifiques Laineuses et autres Bombyx de l’aubépine… Mais pas la moindre trace de mon petit Bombyx du chêne. Enfin, presque… J’ai bien trouvé une chenille cette année, mais il faut dire qu’elle n’était pas en très grande forme.

Avec le confinement, les sorties naturalistes ont été très limitées cette année, et je n’ai pas pu me rendre sur certains sites riches en chenilles que j’appréciais les années passées.
Mais je garde espoir. 2021 sera la bonne !


2021 : On y est !

Cette année, je me suis motivée pour reprendre sérieusement chenilles.net en main, et pour sortir davantage afin de voir plus de chenilles. Forcément, en sortant plus souvent, je multiplie mes chances de rencontrer cette chenille…

Le 6 avril 2021 à Porcieu (38), je croise la route de cette petite chenille.

Un instant je crois l’avoir perdue car elle tombe au moment où je veux la saisir dans une végétation basse très dense. Il me faut 30 bonnes secondes durant lesquelles je peste « c’est la malédiction du Bombyx du chêne » avant que je ne retrouve sa trace et la prélève pour l’élever à la maison.

Une semaine plus tard, le 14 avril, je trouve une énorme chenille sur le sentier botanique de Charray à Vézeronce (38). Je suis accompagnée d’une amie, qui me fait découvrir le site, et lui propose de prendre en main la chenille.

Elle est magnifique ! Je la ramène à la maison, et l’installe avec ma petite chenille de la semaine passée, qui a mué entre temps. Elles ont à présent les mêmes motifs, mais la différence de taille est saisissante.

Les jours passent et je trouve d’autres chenilles de Bombyx du chêne : une le 5 mai à Porcieu (38), que je ramène à la maison, une autre le 12 mai à Mépieu (38), puis encore deux à Hières-sur-Amby (38) le 25 mai.

Au total, je me retrouve avec 3 chenilles dans ma petite cage d’élevage. Tout se passe bien, jusqu’à ce qu’un matin, en changeant leurs plantes, je constate que la plus grosse chenille est totalement inerte. Horreur : elle est morte. Son contenu est brun et liquide, elle est molle et pendouille lamentablement, comme la chenille en photo plus haut. Je soupçonne un virus (polyédrose nucléaire ?). Dans tous les cas, cela m’inquiète un peu, parce que mes autres chenilles de Bombyx du chêne grandissaient dans la même boîte !

Elles semblent malgré tout continuer leur croissance normalement. Je trouve une autre chenille le 15 juin à Chanizieu (38), que je laisse sur place. Le 30 juin, de retour à Hières, je trouve trois chenilles de Bombyx du chêne mortes, écrasées sur la route. Et quelques jours plus tard au même endroit, une autre morte, sans doute victime d’un virus.

Une autre de mes chenilles meurt, peut-être du même virus que celui qui avait touché la première. La dernière survivante finit par tisser un cocon et se nymphoser : ouf, j’en aurai au moins une ! Mais avec la chance que j’ai eu jusqu’à présent, je parie que ce sera un mâle…

Et puis le 4 juillet, de passage à Charette (38), je trouve un joli Bombyx du chêne immobile au milieu de la route (il a eu de la chance, j’aurais pu lui rouler dessus). Vu que je n’ai pu obtenir qu’une seule chrysalide, et que j’ai une chance sur deux pour que ce soit un mâle, je décide de la ramener à la maison.
Le lendemain, à Hières-sur-Amby (38), je trouve un Bombyx du chêne dans l’eau en train de se noyer.

Je le sors de l’eau et décide de l’emmener avec moi : comme ça, ça me fera 3 chrysalides, si aucune des 2 chenilles n’est parasitée !

Le 6 juillet, mes 2 nouvelles chenilles n’ont pas touché aux feuilles d’églantier que je leur ai proposé, et ont commencé à tisser leur cocon. C’est très bien, les papillons devraient émerger à peu près en même temps ! Allez, on y croit, cette fois-ci c’est la bonne.

En quelques heures, les cocons sont achevés. Ici, ils ont été élaborés en dessous des feuilles mises à disposition des chenilles. Leur forme et leur texture m’évoquent celles d’un petit kiwi miniature – mais attention, ils sont garnis de petits poils aux propriétés légèrement urticantes, qui peuvent valoir à leur manipulateur imprudent des démangeaisons au bout des doigts !

Un mois plus tard, le 8 août au matin, il y a enfin de l’agitation dans la cage qui sert d' »émergeoire » aux papillons. Pour rappel, j’ai à ce moment 3 cocons de Bombyx du chêne : un premier issu d’une chenille récoltée au printemps, et deux autres plus récents issus des deux chenilles « sauvées » en juillet. C’est le papillon issu de la première chenille qui émerge le premier…

 

 

 

 

 

 

La voilà, ma (future) mère bombyx tant attendue ! Je vais enfin pouvoir observer de mes propres yeux les ballets aériens des mâles, décrits par Fabre il y a près d’un siècle et demi. Mais hélas, le 8 août tombe un dimanche où je travaille, et je dois m’absenter toute la journée. C’est Martin, mon compagnon, qui se charge de surveiller la demoiselle.

Lorsque je rentre du travail à 20h, il me raconte que plusieurs mâles sont passés : ils sont entrés dans la maison, et ont tourné autour de la cage de la femelle. Il en a capturé deux, séparés de la femelle, afin que je puisse faire les photos que j’espérais. C’est parfait ! Je prépare mon appareil photo, dispose la femelle sur le mur de la cour, et relâche les mâles qui sont surexcités dans leur cage et ne cessent de battre des ailes. La porte à peine ouverte, ils s’élancent hors de l’enceinte, traversent la cour, et disparaissent dans les cieux, ignorant royalement les appels de la femelle posée sur le mur.
Je suis déconcertée – j’ai attendu ce moment toute la journée, et finalement l’accouplement n’a pas eu lieu. Je n’ai même pas pu photographier un mâle ! Je remets la femelle dans la cage, en espérant qu’un autre mâle se présente. Mais la journée touche à sa fin, et personne ne vient. 

Le lendemain, lundi 9 août, je dispose la femelle dans la cour, et surveille l’arrivée d’un prétendant. Mais il est encore trop tôt, et je dois partir au travail à 13 heures – on réessayera ce soir, et puis dans le pire des cas, comme je ne travaille pas le lendemain, j’aurai toute la journée pour me consacrer à la surveillance de la femelle. 
Par chance, je rentre du travail un peu plus tôt, et il fait encore bien jour. J’installe à nouveau ma femelle dans la cour. Un premier mâle se présente dans la ruelle : il entre dans la cour, volant à toute vitesse, puis repart. Quelques minutes plus tard, un autre individu – ou peut-être le même ? – déboule lui aussi à toute vitesse dans la cour, se cognant aux murs. Il entre dans la maison, puis ressort, et s’approche enfin de la femelle posée sur le mur de la porte d’entrée. 

J’ai tout juste le temps de prendre ces quelques photos floues, et là, c’est le drame. Monsieur Duchêne, bien maladroit, fait tomber Madame au sol. Et au moment où je veux la ramasser, elle s’envole… Je saisis le filet à papillons accroché au porte-manteau dans l’entrée et la poursuis dans la ruelle. Mince alors ! J’avais toujours lu que les femelles restaient bien sages jusqu’à l’accouplement, et ne s’envolaient qu’une fois celui-ci terminé, pour aller pondre leurs œufs. Me voilà bien embarrassée, à lui courir après pieds nus dans la rue… Elle entre chez les voisins, ressort. J’agite mon filet, la manque de peu, et la vois s’envoler haut, très haut, par dessus les toitures des maisons. Voilà maintenant que le rouge-queue du quartier, qui a installé son nid juste en face de chez nous, se met à sa poursuite également. Malheur ! C’est le même rouge-queue qui a mangé, quelques semaines plus tôt, plusieurs Grandes tortues et Lichenées fraîchement émergées que je tentais de photographier dans la cour. Heureusement, il ne parvient pas à l’attraper, ou se décourage peut-être, et elle s’installe sur le mur d’une maison voisine. Très haut, bien trop haut pour que je puisse l’atteindre. Alors je rentre à la maison, dépitée, observant le spectacle de très loin, en priant pour que les deux cocons restant me donnent au moins une femelle. 

Les semaines passent, et les émergences se font attendre. 

Au début du mois de septembre, constatant que mes deux cocons sont toujours intacts, je me décide finalement à en ouvrir un pour voir si tout va bien. Je pouvais toujours attendre ! Ce n’est pas une chrysalide que je trouve à l’intérieur du cocon, mais une vieille chenille morte, toute desséchée et couverte d’une poudre blanche. Peut-être s’agissait-il de la chenille qui avait subi un séjour prolongé dans l’eau quelques jours avant la nymphose, et que cet excès d’humidité a favorisé le développement de champignons ? Dépitée, j’ouvre quand même le second cocon pour voir… Et sans surprise, j’y trouve une chrysalide morte, elle aussi toute desséchée et couverte de poudre blanche. 

La malédiction du Bombyx du chêne m’a encore suivie, en cette année 2021. Je n’ai pas pu faire de belles photos de mâle ou d’accouplement, comme je l’espérais. Mais c’est déjà bien mieux que les années précédentes. Alors, je le redis… l’année suivante sera la bonne ! 


1 Voir Le minime à bande jaune.

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