La Grande tortue (Nymphalis polychloros)

Au printemps, on rencontre souvent les chenilles de la Grande tortue (Nymphalis polychloros) dans les Cerisiers. Grégaires et couvertes d’épines, elles sont parfois confondues à tort avec les chenilles processionnaires, avec lesquelles elles n’ont pourtant rien à voir.

Reconnaître la Grande tortue

La chenille de la Grande tortue est d’un brun sombre, presque noir. Elle possède une tête noire vaguement triangulaire, et porte sur le dos et sur les côtés plusieurs rangées d’épines brun-orangé. Son dos est parcouru par une bande jaune-orange, séparée en deux par une ligne sombre.

Cycle de vie

Dès les premiers rayons de soleil du printemps, la Grande tortue sort de sa léthargie hivernale et arpente les prairies, lisières forestières et autres milieux ouverts ; après avoir passé tout l’hiver à l’abri d’un tas de bois ou d’un arbre creux, il est temps de se dégourdir les ailes et de se remplir le ventre ! Les jolies fleurs des jardins ne l’intéressent guère : ce qu’elle aime, c’est butiner les fleurs de saule, la sève qui s’écoule des arbres, les sécrétions issues des bourgeons, et parfois même les excréments.
Au début du printemps, on peut observer la Grande tortue le long des chemins de campagne, lorsqu’elle est posée au sol, ailes grandes ouvertes pour prendre le soleil. Le mâle, territorial, parcourt son domaine en volant, se perchant de temps pour guetter le passage d’une femelle.
Après l’accouplement, la femelle se met à la recherche d’un arbre pour y pondre ses œufs. Elle les dépose de manière très régulière, en manchon autour d’un rameau. Chaque ponte contient en général entre 40 et 80 œufs, mais une seule femelle peut en pondre jusqu’à 400 au total. Les œufs ont une forme originale qui les rend faciles à reconnaître : ils sont légèrement allongés et possèdent 7 à 10 côtes, ce qui donne l’impression qu’ils ont été déposés à l’aide d’une poche à douille miniature à embout étoilé (voir photo ici) ! L’incubation des œufs dure environ 3 semaines, et leur couleur passe du vert à l’orange puis au brun. Une fois nées, les jeunes chenilles laissent derrière elles le chorion (enveloppe) de leur œuf et se regroupent pour tisser une petite toile de soie dans laquelle elles resteront groupées durant leurs deux premiers stades de développement. À partir du troisième stade larvaire, elles quittent la toile de soie mais restent toujours groupées sur la même branche, se réunissant notamment au moment de muer. Lorsqu’elles ont presque terminé de défolier une branche et qu’il ne reste que quelques lambeaux de limbe aux feuilles, elles se déplacent vers une autre branche, généralement plus haute.
Après 4 à 7 semaines, les chenilles ont achevé leur développement. Elles se dispersent alors, descendant de l’arbre pour s’installer dans une anfractuosité du tronc, ou bien sur un muret ou autre élément vertical aux alentours. Après avoir tissé quelques fils de soie pour s’accrocher à leur support, elles se suspendent la tête en bas et se nymphosent. Deux semaines plus tard environ, les papillons émergent. Ils se nourrissent de sève, de vieux fruits et de diverses substances sucrées durant quelques semaines, puis se mettent à la recherche d’un abri pour passer l’été au frais, à l’ombre du feuillage des arbres ou dans le creux d’un tronc. Cette diapause estivale dure en principe jusqu’au printemps suivant, mais il arrive qu’à l’automne certains individus quittent leur retraite pour s’activer quelque temps avant d’hiverner.

Plantes-hôtes

La Grande tortue dépose ses œufs sur divers feuillus tels que les Saules (Salix), les Peupliers (Populus), les Ormes (Ulmus), le Chêne pubescent (Quercus pubescens), les Bouleaux (Betula), les Aubépines (Crataegus), les Sorbiers (Sorbus) ou encore le Micocoulier (Celtis australis), mais aussi parfois sur les arbres fruitiers, notamment le Cerisier (Prunus avium), le Poirier (Pyrus communis), le Pommier (Malus domestica), les Pruniers (Prunus)…
La chenille semble accepter, en élevage, diverses autres plantes-hôtes. J’ai nourri des chenilles de Grande tortue du quatrième stade larvaire à la nymphose avec de l’Ortie dioïque (Urtica dioica), mais il n’est pas à exclure qu’elle accepte d’autres plantes.

Répartition et habitat

La Grande tortue est répandue dans une grande partie de l’Europe centrale, du Nord de l’Afrique à l’Asie tempérée. En France, on peut la rencontrer partout.
On la rencontre dans les boisements ouverts, les lisières forestières, les parcs et jardins, les vergers et les prairies, jusqu’à 800 à 1000 mètres d’altitude. Elles apprécient les milieux bien exposés, où elles peuvent se réchauffer au soleil.

Étymologie

Nymphalis est le genre type de la famille des Nymphalidés. Ce nom est issu mot latin nympha, lui même issu du grec νύμφη (nýmphē), désignant une jeune mariée, ou bien une nymphe, petite divinité féminine associée aux sources. Le naturaliste Carl von Linné avait choisi, en 1758, de réunir une cinquantaine d’espèces de papillons dans le groupe des Nymphales (à l’origine, dans le genre Papilio regroupant les papillons de jour), et de leur attribuer des noms liés aux nymphes et aux personnages mythologiques féminins ; ainsi, Nymphalis antiopa, le Morio, est lié à Antiope, une Amazone de la mythologie grecque.
Pourtant, la Grande tortue n’a pas hérité d’un nom spécifique lié aux nymphes : Linné lui avait déjà donné, 12 ans plus tôt, le nom de Papilio polychloros. Ce nom d’espèce, issu des mots grecs πολύς (polus) = « plusieurs » et χλωρός (khloros) = « vert pâle » ou « verdâtre », laisse penser que la Grande tortue serait colorées de plusieurs nuances de vert… Pourtant, point de vert sur les ailes de ce papillon ! Selon l’entomologiste anglais Arthur Maitland Emmet, il s’agirait d’une erreur de la part de Linné, qui aurait confondu le mot grec χρῶμα (chrôma), signifiant « couleur », avec χλωρός (khloros), signifiant « vert pâle ». En suivant ce raisonnement, la Grande tortue, aux ailes colorées, aurait dû s’appeler polychroma.
Mais d’ailleurs, pourquoi « Grande tortue » ? Ce nom vernaculaire, que l’on rencontre également chez les anglophones (Large tortoiseshell), fait sûrement référence à la similitude des motifs des ailes du papillon avec ceux des écailles d’une tortue. Les Allemands quant à eux l’appellent Großer Fuchs, « Grand Renard », sans doute également en raison de sa couleur orangée. En français, elle est parfois désignée comme Vanesse de l’Orme.

 Moyens de défense, prédateurs et parasites

Les chenilles de la Grande tortue sont grégaires : elles vivent en groupe durant la totalité de leur développement larvaire. Ce comportement présente le désavantage de les rendre plus visibles aux yeux des prédateurs, mais la présence de petites épines sur leur corps les rend peu appétissantes et désagréables au toucher. Elles sont malgré tout la proie de diverses espèces d’oiseaux et d’insectes, mais surtout, de plusieurs parasitoïdes.
Plusieurs espèces de guêpes de la famille des Ichneumonidés pondent leurs œufs à l’intérieur des chenilles de la Grande tortue, notamment Ichneumon extensoriusI. vorax  ou encore Pimpla rufipes. Les femelles de ces espèces possèdent un long ovipositeur, organe de ponte leur permettant d’insérer leurs œufs directement à l’intérieur des chenilles. De plus petite taille, certains Hyménoptères de la famille des Braconidés parasitent également les chenilles de cette espèce, notamment Microplitis spectabilisUne fois déposés à l’intérieur des chenilles, les oeufs de ces guêpes éclosent, et leurs larvent se nourrissent à l’intérieur de la chenille, évitant soigneusement les organes vitaux pour maintenir leur hôte en vie. Une fois leur développement terminé, elles quittent le corps de la chenille et se nymphosent à proximité, dans un petit cocon de soie.
Du côté des Diptères, les mouches Tachinaires sont également des parasites efficaces des chenilles de la Grande tortue. La mouche Phryxe vulgaris, très généraliste, possède elle aussi un ovipositeur long et exsertile, lui permettant de déposer à distance ses œufs dans le corps de ses hôtes. Plus spécialiste, la mouche Sturmia bella parasite uniquement les chenilles de Nymphalidés, mais d’une manière plus sournoise : au lieu de pondre ses œufs à l’intérieur des chenilles, elles les déposent sur le bord des feuilles dont elles se nourrissent. Les chenilles ingèrent ainsi involontairement les œufs, minuscules et très solides.

Menaces et protection

Autrefois très commune, la Grande tortue a subi un fort déclin au cours des dernières décennies. Elle a disparu de Grande-Bretagne depuis les années 60, et ses effectifs sont en baisse dans le tiers Nord de la France.
Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette régression, notamment les activités humaines (modification ou destruction des écosystèmes favorables, traitements phytosanitaires dans les vergers…). C’est une espèce protégée en Île de France : sa capture ou sa destruction y sont interdites.

Une chenille dangereuse ?

Bien qu’elle soit couverte d’épines, cette chenille n’est pas dangereuse pour l’homme, et n’est pas réputée pour être urticante.
Si vous avez trouvé un groupe de chenilles de Grande tortue dans votre cerisier, et que vous vous inquiétez pour votre récolte, pas de panique : un cerisier déjà âgé (plus de 2m50) se remettra sans problème du passage de quelques dizaines de chenilles. Généralement, elles se contentent de défolier une ou deux branches, et surtout, elles ne se nourrissent que des feuilles, ne touchant pas aux cerises. Le développement des chenilles est relativement rapide (de l’ordre de quelques semaines), et souvent déjà bien entamé lorsqu’on remarque leur présence. Il n’est pas nécessaire d’intervenir dans la majorité des cas, d’autant plus que les cerisiers produisent de nouvelles feuilles après leur passage.
Néanmoins, si votre cerisier est vraiment jeune, ou particulièrement fragile, vous pouvez déplacer les chenilles dans un autre arbre. Évitez de couper la branche (la blessure serait plus dommageable à l’arbre que le grignotage des chenilles !), faites plutôt tomber les chenilles dans un seau en les secouant. Ensuite, il suffit de relâcher les chenilles plus loin, dans un autre arbre faisant partie des plantes-hôtes de l’espèce : Saule, Peuplier, Merisier, Orme (voir liste plus haut)… ou tout simplement un Cerisier plus âgé !

Galerie photos (Cliquez sur les photos pour les afficher en grand !)

Bibliographie

  • D. J. Carter, B. Hargreaves, Guide des chenilles d’Europe, Delachaux et Niestlé
  • J-F. Aubert, Papillons d’Europe I, Delachaux et Niestlé
  • B. Henwood, P. Sterling, R. Lewington, Field Guide to the Caterpillars of Great Britain and Ireland, Bloomsbury Wildlife Guides
  • T. Lafranchis, D. Jutzeler, J-Y. Guillosson, P. & B. Kan, La vie des Papillons, Écologie, Biologie et Comportement des Rhopalocères de France, Diathéo, 2015
  • H. Bellmann, Quel est ce papillon ?, Nathan
  • A. Lequet, Biologie et développement de la Grande tortue
  • Bestimmungshilfe für die in Europa nachgewiesenen Schmetterlingsarten (Lepiforum) : Nymphalis polychloros
  • Lepidoptera and their ecology : Nymphalis polychloros
  • Moths and Butterflies of Europe and North Africa : Nymphalis polychloros
  • Lépinet : Nymphalis polychloros
  • Artemisiae, le portail dynamique national sur les papillons de FranceNymphalis polychloros
  • The Ecology of Commanster, Ecological Relationships Among More Than 7700 Species : Nymphalis polychloros
  • Zoonymie du papillon la Grande tortue Nymphalis polychloros par Jean-Yves Cordier sur son blog.

Dernière mise à jour de la page : mai 2022

2 commentaires sur « La Grande tortue (Nymphalis polychloros) »

  1. Merci beaucoup pour ces informations sur la grande tortue qui m’ont permis d’éviter de les trucider inutilement. Je les ai découvertes sur une branche d’un cerisier déjà grand. Les autres branches n’ont pas été impactées ni les fruits apparemment. Maintenant il ne reste que des vestiges de ces chenilles comme desséchées. Dois-je m’ attendre à de nouvelles éclosion l’année prochaine ? N’y a t’il qu’un cycle annuel ?

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    1. Bonjour et merci d’avoir pris le temps de vous renseigner avant de tuer ces chenilles.
      Les vestiges desséchés sont probablement les exuvies des chenilles, c’est-à-dire les enveloppes de peau dont elles se débarrassent après chaque mue (il y en a des exemples en photo, en bas de l’article). Il n’y a qu’un cycle par an : votre cerisier est tranquille jusqu’au printemps prochain, où il n’est pas exclu qu’une autre femelle vienne y déposer ses œufs.

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